Ex in the City
Nous nous appuyons sur la barrière en métal qui fait le tour de l’arbre.
— C'est magnifique, tu ne trouves pas ?
J’acquiesce en hochant la tête en silence. Puis je reprends :
— Parfois, je n’arrive pas à réaliser que je vis ici.
Il me prend dans ses bras. Nous restons là, en silence, moi, bien au chaud, lui derrière moi, son souffle caressant ma joue. Les yeux rêveurs, nous contemplons l’immense sapin coloré qui scintille dans la nuit.
Nous restons enlacés un long moment, dépassés par les gens qui sortent du boulot et qui sont pressés de rentrer chez eux. Des femmes qui portent des courses, des familles qui font la queue pour le spectacle de Noël du Radio City Music Hall. Des taxis klaxonnent, les sirènes des pompiers et de la police hurlent, il y a même le bruit d’un marteau-piqueur sur un chantier proche. J’essaie de garder chaque détail de cet instant, je sais que lorsque je serai toute seule je voudrai me souvenir de chaque instant de la soirée. Je sens la chaleur de Jack dans mon dos. Il a une odeur de savon aux herbes, je sens son souffle dans mes cheveux et la douceur de ses mains sur les miennes qu’il réchauffe dans mes poches.
— Il neige ! Oh, mon Dieu, Jack, regarde ! Il neige, c’est merveilleux ! Il ne manquait plus que ça !
Il m’embrasse et c’est encore plus merveilleux ! Pendant un long moment, nous nous embrassons sous la neige, et nous nous réchauffons l’un contre l’autre. Il fredonne Hiver pays merveilleux, puis il enchaîne avec Laisse tomber la neige. Le tout très faux, mais peu importe, je trouve cet instant parfaitement romantique. Le temps passe, nous nous embrassons, nous nous serrons l’un contre l’autre, il neige.
Il neige de plus en plus fort. De gros flocons.
Baisers torrides. Doigts glacés.
— On y va ? demande Jack en murmurant à mon oreille.
Déjà ? Je n’ai pas envie d’interrompre ces moments magiques. Je voudrais embrasser Jack au pied du sapin du Rockefeller Center durant toute la nuit. Il me reprend par la main.
— Viens, nous allons prendre un taxi pour le centre.
— Oh…
Je lui souris, je comprends qu’il a envie de venir chez moi. Chez moi ?
— Ecoute, il y a un problème.
— Quel problème, Tracey ?
— On ne peut pas aller chez moi.
— Pourquoi pas ?
— Mon copain y dort ce soir.
— Celui qui a un string léopard ?
— Oui, c’est lui.
— Son appartement est toujours en cours de désinfection ?
— Oui. Il en avait vraiment besoin, il est rempli de cafards.
Jack grimace. Je me souviens qu’il vaut mieux éviter ce genre de sujet avec lui. Indécis, nous restons à nous regarder au pied du sapin. Puis nous nous embrassons de nouveau. Quand nous reprenons notre respiration, il dit :
— Nous pouvons aller chez moi.
— Est-ce que Mike y est ?
— Sans doute.
— Il ne dort jamais chez Dianne ?
— Non, elle vit avec sa mère.
— C'est nul !
Il rit.
— Ne m’en parle pas, c’est pour ça qu’elle est toujours fourrée chez nous. Mais je n’ai aucune envie de parler d’elle maintenant.
En fait, il n’a aucune envie de parler du tout. Pendant qu’il m’embrasse tout doucement dans le cou, je ferme les yeux, je me sens fondre littéralement. Il neige de plus en plus. Je sens les flocons sur mes joues, mon nez, mes yeux. J’imagine mon mascara en train de couler, quel charmant spectacle ce doit être ! D’accord, nous ne pouvons pas rester ici toute la nuit, je dois prendre une décision. Jack murmure :
— Allez, on va chez moi.
— Je ne peux pas, dis-je en murmurant à mon tour et en essuyant le plus délicatement possible le mascara sous mes yeux.
— Pourquoi ?
— Pour plein de raisons, la première étant Mike.
— Il ne saura pas que tu es là. Nous entrerons sur la pointe des pieds.
— Il croira que nous sommes des rôdeurs.
— Des rôdeurs ? Tu pourrais te déguiser, je suis sûr que tu serais très belle en blonde.
Légèrement vexée, je réponds en secouant la tête.
— C'est impossible, je flippe à l’idée de tomber sur lui. Je vais rentrer chez moi.
Il a l’air tellement déçu que je ne me sens plus du tout vexée. Ouf ! Il ne préfère pas les blondes comme je l’ai cru un instant.
— Tu es sûre, Tracey ?
— Oui, je suis désolée.
Encore un baiser.
— Et si tu disais à ton copain d’aller dormir ailleurs ?
Ben voyons, après tout le cirque que j’ai fait pour qu’il dorme chez moi, connaissant Raphaël, c’est le divorce assuré ! J’ai soudain la vision de mon pauvre malade, toussant et se mouchant dans mes draps…
— Non, c’est impossible, il n’a nulle part où aller.
A part chez lui, bien sûr, mais je n’en dirai rien. J’enrage, c’est ma faute. Jack m’embrasse. Bon sang, que j’ai envie d’être seule avec lui ! Mais où ? Quel dommage que je n’ai pas les clés de Raphaël, nous serions allés chez lui. Il a fait changer toutes les serrures après sa rupture mouvementée avec Wade et il a oublié de m’en donner un jeu. Je regarde Jack intensément. Les flocons tombent sur mon visage levé vers lui. Gentiment, il les essuie avec sa douce écharpe noire. Ça me change de Will qui m’aurait regardée froidement m’enfoncer dans une congère sans penser une seconde à me tendre son écharpe en cashmere pour me sortir de là.
Jack m’embrasse de nouveau.
— Viens chez moi, Tracey.
— Non.
Il m’embrasse. Encore et encore. Si bien que cinq minutes plus tard, nous sommes dans le métro direction Brooklyn.
— Tracey ?
— Hmm ?
J’émerge de sous la couette.
— La salle de bains est libre.
— Mmmmmm.
— Tracey ?
Le lit grince. Jack embrasse ma nuque. Il sent le savon et la menthe. Il sort de la douche et il vient de se laver les dents. Comme ce n’est pas encore mon cas, j’enfouis ma tête sous l’oreiller et je dis :
— Encore cinq minutes.
— Non, si tu veux prendre une douche et être partie avant que Mike ne soit réveillé. Tu m’as fait te promettre que tu serais partie avant. Son réveil ne sonnera que dans vingt minutes.
C'est tout ce qu’il fallait me dire. Je me catapulte hors du lit, je m’enroule dans une couverture. Malgré mon joli corps tout mince, je ne me sens pas encore assez à l’aise pour me promener toute nue devant qui que ce soit, et surtout devant Jack.
— Tu trouveras une brosse à dents dans le cabinet de toilette, dit-il alors que je m’engouffre dans le couloir dans la direction supposée de la salle de bains.
Je fais le moins de bruit possible en passant devant la porte de la chambre de Mike. Je trouve la situation très étrange. Moi toute nue passant devant la porte de mon patron qui dort de l’autre côté. Enfin, pas vraiment toute nue, puisque la couverture protège ma pudeur. Ce n’est qu’une fois sous la douche que je réalise que je vais devoir faire le trajet inverse enroulée dans la couverture puisque j’ai complètement oublié de prendre mes vêtements avec moi. Je ferais mieux d’accélérer, je ne voudrais pour rien au monde croiser Mike en si simple appareil. Je pousse sur la porte de la salle de bains pour être sûre qu’elle est bien fermée, puis j’enlève la couverture, trouve la brosse à dents et commence à enlever le papier. Ça fait un bruit assourdissant. La salle de bains est vieille, avec un sol en carrelage rose et noir vieillot et les joints sont sales. Il n’y a pas que les joints, le savon lui-même est cracra, un poil noir est incrusté dedans. Je suis tellement dégoûtée qu’il m’échappe des mains. J’essaie de ne pas penser d’où il vient et à qui il appartient. Je me douche sans savon en pensant à la nuit qui vient de se passer. A Jack et à son appartement, au troisième étage sans ascenseur d’un de ce
s immeubles en briques qui bordent les rues des quartiers extérieurs. Nous n’avons pas visité les lieux en arrivant car nous sommes allés directement dans sa chambre, mais j’en ai vu suffisamment pour savoir que c’est un banal appartement de célibataire. Pas de jolis meubles ni de tapis au sol ni de tableaux sur les murs. Il y a une odeur de renfermé, de bière, de plateaux-repas et de cigarette.
Dans la chambre de Jack, l’ameublement est réduit à sa plus simple expression. Un grand matelas posé sur un sommier, un grand placard marron semblant sortir tout droit d’une chambre d’enfant, des caisses en plastique dans lesquelles livres et CD sont entassés pêle-mêle. Il ne doit pas être super-riche. Ma théorie sur les chocolats et les fleurs s’effondre. Ou alors, au contraire, il a fait une folie. Si c’est bien lui l’auteur de ces cadeaux…
Zut ! la baignoire est bouchée. Je patauge dans une mare de mousse et de cheveux. Beurk. Mais le pire est à venir. Je m’aperçois soudain que le rideau de douche est percé, l’eau a coulé sur le sol, la minuscule salle de bains est inondée. Je regarde autour de moi, il y a trois serviettes de toilette. Il en faut une pour moi et une pour Mike, mais j’en ai besoin d’au moins deux pour éponger le lac d’eau à mes pieds. A moins qu’il y en ait d’autres bien propres et bien sèches qui attendent bien rangées dans un placard à linge dans le couloir. Probabilité zéro. Je nettoie le sol avec deux serviettes et avec un peu de remords, j’utilise la dernière pour me sécher. A force de patauger dans l’eau savonneuse, mes pieds sont maculés de petites bulles de savon. Génial ! Je me drape dans la serviette et pose la couverture sur mes épaules pour faire bonne mesure et je sors.
Tout est noir. Tranquille. Je fais deux pas dans le couloir, mes pieds glissent sur le sol et je m’étale de tout mon long en poussant un hurlement.
— Tracey ?
— Qu’est-ce que…
Deux portes s’ouvrent en même temps.
Deux hommes se ruent dans le couloir.
L’un est Jack.
L'autre est Mike Middleford. Le patron de Tracey. Il me semble que j’ai mentionné plus haut que ma pire crainte était de tomber justement sur lui au lever du lit. Eh bien, voilà, c’est fait. Je croyais que ce serait la pire situation de ma vie. Je me trompais. Savez-vous qu’il y a beaucoup plus grave que d’être vue par son patron en petite tenue ? Oui, le voir lui est bien pire ! Parce que Mike ne porte pas de caleçon comme Jack, ni de string léopard comme Raphaël. Non, Mike porte des slips à bouillir, des slips de grand-père avec une poche kangourou !
« Mon Dieu, quelle horreur ! » crie une voix dans ma tête. Tracey étalée sur le sol, à moitié nue. Mike en slip kangourou. Catastrophe. Les joues rouges, je me relève en baissant la tête et me précipite dans la chambre de Jack, je m’effondre dans ses bras en tremblant.
— Tu t’es fait mal à la jambe ? demande-t-il en se mettant à genoux devant moi.
— Non.
— Tu saignes.
Zut, je saigne. Mon genou est écorché comme ceux des gamins de sept ans qui ont fait une chute de vélo. Comme j’aimerais avoir de nouveau sept ans. Etre habillée et tomber de vélo… Gentiment, Jack tamponne mon genou avec un coin de la serviette qui a glissé. Je grimace.
— Tu as mal ?
Ça fait un mal de chien mais ce n’est rien comparé à l’humiliation que je ressens d’avoir été surprise par Mike dans une telle situation.
— Ça ira, dis-je à Jack en parlant de mon genou.
Il le tamponne encore.
— Crois-tu que Mike ait vu quoi que ce soit ?
Un peu comme si Michael Jackson demandait si son opération du nez était visible…
— Mais non, ne t’inquiète pas, répond-il sans conviction. Viens avec moi, il faut que je nettoie ton genou, et qu’on mette un pansement.
Si je me souviens bien, les pansements sont dans le cabinet de toilette à côté des brosses à dents.
— Non, je ne bouge pas, dis-je en me juchant sur le lit, boudeuse.
Je rêve d’une cigarette. Mais mes Salems sont dans mon sac quelque part dans l’entrée. Il est hors de question que je quitte cette chambre. C'est exactement ce que je dis à Jack. Il sourit.
— J’aime bien l’idée que tu vives dans ma chambre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
— Je ne plaisante pas. Je crois qu’après cette scène, je ne pourrai plus jamais regarder Mike en face. Je travaille pour lui, au cas où tu l’aurais oublié.
— Ce n’est pas si grave que ça, Tracey.
C'est facile pour lui. Ce n’est pas lui qui s’est retrouvé étalée à moitié nue au pied de son patron en slip kangourou. Je trouve même un certain réconfort en réalisant que dans toute l’histoire du monde, je dois être la seule qui ait vécu un truc pareil. Jack s’assied à côté de moi sur le lit.
— Veux-tu que j’aille lui parler ?
— Nooon ! Que pourrais-tu lui dire ? Qu’il ne m’a pas vue, que rien ne s’est passé ? Il n’est pas près d’oublier la scène !
Moi, en tout cas, je sais que je n’oublierai jamais la vision que j’ai eue, ses mollets de coq, sa poitrine maigrichonne parsemée de trois poils, et cette bosse dans son…
— Non, c’est hors de question, dis-je en fermant les yeux pour repousser la vision.
Jack me tapote le dos pour m’encourager. Mais ça ne change rien. Rien ne pourra me calmer à part une cigarette ou une piqûre anesthésiante, peut-être. Il y a un bruit de pas dans le couloir. Une porte qui se ferme, un bruit d’eau.
— Il est sous la douche, dis-je en criant à Jack, il faut que je sois partie avant qu’il ait terminé.
Jack, qui n’est pas encore habillé, tente de protester.
— On y va, dis-je d’une voix rude.
Il sursaute et me dévisage. J’ajoute tout doucement en souriant :
— Désolée.
— O.K., dit-il en me regardant comme si une meurtrière cruelle se cachait à l’intérieur de moi.
Dix minutes plus tard, nous marchons dans la rue par une grise matinée d’hiver. Mes cheveux sont encore humides et je porte les mêmes vêtements que la veille. Je dois passer chez moi et me changer avant d’aller au bureau. Jack continue sans moi vers le centre-ville. En entrant dans mon appartement, j’entends les ronflements de Raphaël. Il est affalé dans le lit, la télé est allumée sur une chaîne porno. Je l’éteins alors que sur l’écran, une énorme langue humide est en train de sucer le plus gros sein que j’ai jamais vu. Mon Dieu !
Je me déshabille dans la salle de bains et je prends une deuxième douche, avec du vrai savon cette fois. Je me rince avec soin, sèche mes cheveux, m’habille… Raphaël dort toujours. J’aimerais passer la journée ailleurs qu’au bureau ! Dans le confessionnal de Saint-Fabian ou même à Bagdad ! Je ne peux même pas appeler pour dire que je suis malade. Pour cela, il faudrait que je téléphone à Mike qui sait pertinemment que je suis en parfaite santé.
J’arrive au bureau avec un quart d’heure de retard. En voyant Myron fouiller dans son casier, je m’aperçois que j’ai oublié son petit cadeau, un livre sur l’histoire du sport.
Penser à sortir à midi au marché coréen, pour lui trouver un cadeau.
Mike est enfermé dans son bureau avec deux producteurs, je remercie le ciel qu’il soit occupé, ça me donne le temps de composer une attitude.
— Salut, Tracey !
Merry passe dans le couloir alors que je suis en train d’enlever mon manteau.
— Merry, tu tombes bien, je voulais te parler de quelque chose.
— Hmm ?
Elle se retourne, je la regarde. Elle porte un de ces sweat-shirts en acrylique aux couleurs de Noël, avec une petite canne rouge et blanche en bonbon fixée entre ses deux seins. Un peu plus haut est épinglé un pin’s représentant Rudolph au nez rouge, le fameux petit renne des contes pour enfants dont le nez brille dans la nuit.
— J’ai une question à te poser à propos du montant que l’on doit consacrer aux cadeaux du « Flocon ».
— Quinze dollars. Pourquoi ? T
u as un problème ?
— Non, je voulais seulement en être sûre.
— Ce ne serait pas parce que tu ne recevrais que de petits cadeaux ? demande-t-elle sur un ton théâtral. Parce que s’il y a le moindre problème…
Un problème. A en juger par son expression, pour Merry, la terroriste de la bonne volonté, il ne peut rien y avoir de pire qu’un problème dans l’organisation du « flocon mystérieux ».
— Il n’y a aucun problème, dis-je à Merry.
Après tout si mon « flocon » dépense des sommes folles pour moi ou s’il m’a complètement oubliée, ça ne la regarde en rien. Rassurée, Merry retourne à « ses petites préoccupations de Merry ». Je retourne à mon bureau en priant le ciel pour que Mike ne sorte pas du sien de la journée. Je m’arrête brutalement à l’entrée de mon bureau.
Une enveloppe blanche est posée sur le clavier de mon ordinateur. Mon nom est écrit dessus à l’encre noire. Heureusement que j’ai l’estomac vide sinon, je crois que j’aurais vomi. Une seconde, je me dis que c’est Mike et qu’il m’annonce que je suis virée.
O.K., calme-toi, Tracey. Il ne peut pas te virer parce que tu as dormi avec son colocataire et qu’il t’a vue à moitié nue ce matin.
Mais peut-il me virer pour avoir utilisé toutes les serviettes de toilette pour éponger le sol trempé ? Mes mains tremblent, j’ouvre l’enveloppe. A l’intérieur, je trouve un bon d’achat de vingt-cinq dollars chez Sephora.
Premièrement, je ne suis pas virée. C'est rassurant. Deuxièmement, quelqu’un m’offre des produits de beauté. C'est sympathique. Sauf que c’est peut-être un message du genre : « Comme tu ne prends pas assez soin de toi, Tracey Spadolini, je vais le faire à ta place ! »
Mais c'est qui ce « je » ? Cela dit, vingt-cinq dollars ne seront pas suffisants pour me transformer en une nouvelle femme. Je ne suis même pas sûre que je pourrai m’offrir un blush et un rouge à lèvres. Qui a bien pu m’offrir ça ? A part Jack, je ne vois pas. Je regarde le bon d’achat, il est daté d’hier, au moment où j’étais avec lui.
Donc, ce n’est pas lui.
Ni les chocolats, ni le poinsettia.