— Et c’est ce soir-là que tu dois lui donner ta réponse ? demande Brenda.
— Pas du tout, il m’a dit de prendre mon temps et de réfléchir.
Mais je sais déjà ce que je devrais dire. Kate a raison, mes amies ont raison, je devrais dire non.
— Evidemment que tu dois dire non ! dit Buckley ce même soir, alors que nous nous retrouvons chez Barnes & Nobles pour feuilleter des bouquins en buvant un café. Ne crois pas que je sois jaloux, je trouve que, euh… c’est trop tôt.
— C'est ce que je pensais, euh, je veux dire, ce que je pense…
— Tu es sûre ? demande-t-il d’un ton soupçonneux.
— Non, je ne suis pas sûre du tout. Quand je suis seule, je me répète que c’est débile d’emménager avec quelqu’un que je connais depuis six semaines seulement. Et dès que je le vois, mon cœur chavire et je pense le contraire. Je suis…
— Amoureuse ?
Je souris.
— Oui, je crois que c’est le mot juste. Et je me dis qu’il faudrait que je prenne la vie de façon plus cool et que je prenne les choses comme elles viennent au lieu de toujours tout analyser.
— Et c’est à ce moment-là que tu te dis que tu pourrais vivre avec lui ?
— Oui.
Il soupire et reste silencieux un moment. Ses mains jouent avec le sac en plastique rempli de livres qu’il vient tout juste d’acheter.
— Où est le risque ? Ne dis rien, je sais, le risque, c’est que je me ramasse encore une fois… Mais Jack est différent de Will.
— Il a l’air bien, d’après ce que tu en dis, mais c’est aussi ce que tu disais de Will quand je t’ai rencontrée. Tu étais complètement aveugle.
— Je sais.
— Tu l’es peut-être encore.
— Peut-être.
— T’es-tu demandé pourquoi il voulait vivre avec toi ?
— Parce qu’il veut que notre relation passe à la vitesse supérieure ?
— Ou parce qu’il déteste la copine de son colocataire, qu’il déteste vivre à Brooklyn et qu’il sait très bien qu’il ne trouvera pas d’autre colocataire facilement.
J’accuse le coup.
— Je ne fais que te renvoyer ce que tu m’as dit toi-même, Tracey.
— Je sais bien. Tout ce que tu me dis est peut-être vrai, mais je sais qu’il tient à moi. Il est peut-être prêt à s’engager et il est peut-être fou amoureux de moi ! Qu’est-ce que tu réponds à cela ?
— J’espère pour toi que c’est le cas, Tracey.
Mon Dieu ! Et moi donc !
Jeudi soir, je n’arrive pas à m’enlever Jack de la tête. C'est la pagaille dans mon esprit, tout se mélange… Ce que je pense, ce que je ressens, ce que m’ont dit mes amis. Ils me connaissent mieux que moi-même, ils savaient avant moi que Will ne me convenait pas. Si je les avais écoutés, j’aurais rompu avec lui beaucoup plus tôt et je n’aurais pas souffert autant. Et si je ne tiens pas compte de leur avis cette fois encore et que je me plante ?
Et si tu te passes de leur avis et que ça marche ?
Si tu prenais le risque d’être heureuse ? N’écoute pas l’ancienne Tracey, n’oublie pas que c’est elle qui t’a poussée à embrasser Buckley !
Oui, mais si je n’avais pas embrassé Buckley, j’aurais eu des regrets, et je me serais toujours demandé s’il n’était pas le bon. Maintenant, je sais que non. Et je peux concentrer toutes mes pensées sur Jack.
Je retrouve Raphaël à la laverie avec une tonne de linge à lessiver. La semaine dernière, je n’ai pas pu venir parce que Jack m’avait emmenée avec lui à une soirée organisée par un nouveau magazine. Raphaël ne m’en a pas voulu, tant il est obnubilé par Terence, son nouvel amour. Je leur donne deux semaines. Une seule si Raphaël met les pieds au Boys Club avant. Il m’attend avec des canettes de bières. Je pose mon gros sac sur le sol et je lui demande s’il a cassé son shaker tout neuf.
— J’ai décidé d’arrêter les alcools forts. Terence dit que c’est du poison.
— Et que pense-t-il de la bière ?
— Il pense que c’est meilleur pour la santé mais qu’il faut faire attention parce que ça fait grossir. Il m’apprend à mieux gérer mon alimentation. Je suis convaincu qu’il est important de vivre sainement. Oh, il faut que je te dise, il pense que nous devrions utiliser de la lessive hypoallergénique car nous risquons d’avoir des rougeurs ou des boutons avec celle-ci.
— J’ai l’impression qu’il a des idées sur tout.
— Presque tout. Il a eu ses diplômes avec mention très bien ! Ah, oui, en plus, il est médium.
Je lève les yeux au ciel. Mais je me demande bien ce que Terence pourrait me dire sur ma vie. Quoi qu’il en soit, je suis bien décidée à ne rien dire à Raphaël.
Et bien entendu, au bout de cinq minutes, je ne peux pas m’empêcher de cracher le morceau. Après tout, ce n’est pas juste, c’est le seul de mes amis qui ne m’a pas encore donné son point de vue ! En plus, je ne peux pas m’empêcher de penser à Jack, c’est dingue, je n’en dors plus. Il me manque, même s’il m’appelle deux fois par jour de Seattle, tous les matins et tous les soirs.
— Je pense que je vais vivre avec Jack.
Pendant quelques secondes, je pense que Raphaël n’a pas entendu. Il fixe Sally-la-chaussette d’un œil mauvais. Celle-ci s’en moque, comme d’habitude. Soudain, il se tourne vers moi et crie :
— Tracey ! Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Je vais sans doute vivre avec Jack.
— J’avais bien entendu ! Mais c’est impossible ! Tu ne le connais que depuis quelques semaines !
— Quelques mois maintenant. Toi, tu emménages avec des personnes que tu ne connais que depuis quelques jours, et même parfois seulement une nuit !
Je crois que je n’avais jamais réalisé à quel point tous mes amis se mentaient à eux-mêmes, en particulier Raphaël, avec sa fameuse nouvelle vie saine, qui vient quand même de s’envoyer deux bières en quelques minutes en fumant une cigarette entre les deux.
— Tu as parfaitement raison, dit-il, mais nous ne parlons pas de moi, mais de toi. Et je m’inquiète pour toi, Tracey.
— C'est vraiment gentil de ta part, mais c’est inutile, je crois que je suis assez grande pour le faire moi-même.
— Tu te trompes. Le meilleur exemple, c’est que tu te dis prête à emménager avec un type que tu ne connaissais pas il y a peu. Pourquoi ne profites-tu pas de ta liberté ?
— Parce que je déteste être libre ! J’aime compter pour quelqu’un et j’aime beaucoup, ou j’aime tout court, Jack.
— Et alors ? Ce n’est pas pour ça que tu dois vivre avec lui ! Pourquoi ne te contentes-tu pas d’être sa petite amie ?
— Oui, évidemment, mais…
— Mais, quoi ? Tu es sa petite amie, tu gardes ton appartement, et quand votre histoire sera finie, personne ne sera obligé de déménager.
— Peut-être que ça ne se terminera pas ?
— Toutes les histoires d’amour finissent un jour ou l’autre.
— Non, il y a des gens qui se marient.
— C'est pareil.
— Mais pas du tout, le mariage, c’est pour toute la vie, tout le monde ne divorce pas !
— Oui, mais tu connais un seul couple marié encore fou amoureux après des années ?
— J’en connais plein !
— Cite-m’en un.
Je pense à mes parents, à mes frères et à leurs femmes, Brenda et Paulie. D’accord, ils sont toujours ensemble et leurs couples ont l’air de bien marcher, mais cela veut-il dire qu’ils sont toujours fous amoureux ?
— Tu es cynique, Raphaël, c’est triste.
— Je suis réaliste, c’est différent.
Il me prend dans ses bras et me regarde dans les yeux. Pour une fois, il a l’air grave. Tellement sérieux que j’en ai des frissons.
— Je ne veux pas que ce mec te fasse du mal, Tracey, parce que tu es quelqu’un de bien et tu mérites le meilleur.
Je suis si émue que j’ai une boule dans la
gorge.
— Merci, Raphaël.
Je pense à notre conversation en attendant qu’un sèche-linge se libère. Ils ont tous raison. C'est beaucoup trop tôt ! Je ne peux pas m’installer avec Jack. Il faut que je trouve le courage de le lui dire. Je lui dirai samedi soir, me dis-je en regardant tourner la chaussette noire de Sally derrière la vitre ronde du sèche-linge. Je lui dirai samedi soir lors de notre dîner.
18
Jack me téléphone samedi matin. Cela fait quelques heures que je suis réveillée, mais je suis toujours au lit. Depuis que je n’ai plus de télé, je lis énormément. Et je réfléchis. Le livre de Caleb Carr ouvert à côté de moi, je me répète que vivre avec Jack ne serait vraiment pas une bonne chose.
— Bonjour, chérie, c’est moi, dit-il dès que je décroche. Je t’ai manqué ?
— Oh, oui ! Tu as fait bon voyage ?
— C'était long et je suis arrivé tard, après minuit. J’avais envie de te téléphoner mais je ne savais pas si tu dormais ou si tu étais sortie.
Je mens.
— Je dormais.
En fait, je n’arrivais pas à trouver le sommeil, repensant à ce que j’allais lui dire ce soir pour justifier ma décision de ne pas vivre avec lui. Et s’il décidait de rompre ?
« Comme ça, tu seras fixée », me dit perfidement la vieille Tracey.
Elle m’énerve ! Elle se réveille toujours quand les choses ne vont pas bien. On dirait qu’une partie de moi-même se réjouit que l’autre souffre, mais c’est quand même moi qui risque de me retrouver toute seule et le cœur brisé pour la seconde fois, non ?
— Tu fais quoi, aujourd’hui ? demande Jack.
— Je bouquine, et toi ?
— Je vais faire quelques courses. Tu n’as pas oublié le dîner de ce soir ?
— Non, dis-je en souriant à l’idée de notre petit couple serré sur la minuscule table de cuisine décorée de bougies et trinquant au champagne.
— Ecoute, à propos de ce soir…
Oh, non, mon Dieu, non ! Faites-le taire ! Je ne veux pas qu’il annule ! J’ai attendu ce dîner toute la semaine. Non, ça fait des semaines que je trépigne. Chaque fois qu’il devait avoir lieu, il y a eu un empêchement.
S'il annule, c’est un signe.
— Quoi, ce soir ? dis-je nerveusement en croisant les doigts.
S'il annule, c’est que notre histoire n’a pas d’avenir…
— Euh, ça t’ennuierait que nous regardions le match des Giants en même temps ?
Ma vision romantique de notre dîner en tête à tête s’estompe, mais grâce à Dieu, il n’est pas annulé.
— Non, euh, c’est pas grave, j’aime bien le foot…
Tu parles ! J’aime le foot comme la messe. Il y a des gens qui sont de vrais fanatiques, il faudrait peut-être que je m’y mette…
— Tu comprends, c’est très important. Ce soir, c’est la belle. S'ils gagnent, c’est le Super Bowl !
— D’accord, dis-je en essayant d’adopter un ton enthousiaste. Je suis une fan des Giants, moi aussi.
— Ah ? Je croyais que tu soutenais les Bills ?
— Oui, quand ils parviennent à passer les différents éliminatoires, mais quand ils sont éliminés, je soutiens les Giants. Après tout, je vis à New York, c’est mon club local !
Même s’ils jouent dans le Jersey…
Nous raccrochons. Je reprends mon bouquin, j’ai lu à peine deux pages que le téléphone se remet à sonner.
— Oui ?
— Tracey ? Tu es là !
— Will !
J’aurais dû filtrer l’appel ! C'est bien la dernière personne à qui j’ai envie de parler !
— J’essaie de te joindre depuis Noël ! Tu es restée combien de temps chez tes parents ?
— Presque deux semaines.
— Ah ?… Euh, alors ça fait un bout de temps que tu es rentrée.
— Oui.
— Tu as eu mes messages ?
— Oui…, mais j’ai été débordée, je n’ai pas eu une minute pour te rappeler.
— Bon. Comment vas-tu ? Tu as passé un bon Noël ?
Je n’en crois pas mes oreilles. Will qui s’intéresse à autre chose qu’à lui-même !
Plus tu es distante avec Will, plus il te court après… A méditer…
Dommage que je ne m’en sois pas rendu compte plus tôt, les choses se seraient peut-être passées autrement.
— Je vais bien et les fêtes se sont très bien passées. Et toi ?
— Je me suis reposé, j’en avais besoin.
— Bon, c’est bien.
— Tu fais quoi, ce soir ?
Que dois-je répondre ? Que je vois mon petit ami ? Jack est plus que ça pour moi et je veux que Will sache que j’ai quelqu’un de sérieux dans ma vie. En fait, j’aimerais pouvoir lui annoncer que je vais emménager avec Jack. Cela signifie-t-il que je ne suis plus amoureuse de Will ? J’ai remarqué que mon cœur ne s’était pas emballé en entendant sa voix, et c’est vrai que ça fait des semaines que je ne cherche pas sa silhouette à tous les coins de rue. Ce n’est pas très sympa, mais j’ai envie de le laisser un peu mariner. Chacun son tour, non ?
— Tracey ? Tu es libre ce soir ?
— Je suis prise, je sors avec quelqu’un depuis quelque temps et… on a prévu quelque chose pour ce soir…
— Ah, répond-il, déçu. Tu sais que j’ai toujours tes affaires, je me disais que ce serait bien que tu viennes les chercher.
— Ah, oui. Je t’ai déjà dit que tu pouvais t’en débarrasser. Je n’en veux plus.
Et je ne veux plus de toi non plus !
Oh, que c’est bon de prendre conscience que c’est fini avec lui !
— Tu es sûre que tu n’en veux plus ?
De quoi parle-t-il ? Ah, oui ! Des fringues !
— Sûre et certaine, Will.
A cent pour cent ! Pour les fringues et pour lui aussi !
Jack me rappelle une heure plus tard.
— Salut, dit-il.
Je sens qu’il est drôle, je veux dire, bizarre. Il y a quelque chose qui cloche dans sa voix.
Tu vas souffrir ma petite Tracey, prépare ton mouchoir !
Je le sais, je ne suis pas pessimiste, mais j’ai une longue expérience ! Trois ans avec Will m’ont appris à reconnaître immédiatement ce genre de ton.
— Il y a un problème, Jack ?
— Non, non, tout va bien.
Ce « tout va bien » sonne faux. Du reste, il enchaîne :
— Je viens de recevoir un coup de fil de mon copain Ben…
Vas-y, continue… J’ai mal, j’attends le coup de grâce.
— Ben, c’est celui que tu as connu au collège et qui est chef du département média chez OMD ?
— Oui, dit-il, surpris, quelle mémoire !
— Il lui est arrivé quelque chose ?
— Non, non, il va très bien. En fait, il m’appelait pour me dire qu’il avait quatre places pour le match de ce soir, c’est dingue, non ?
— Dingue, en effet.
Alerte rouge ! Au secours ! Dîner annulé, bip-bip, je répète, dîner annulé !
— Ce ne sont pas de très bonnes places, mais on s’en fiche, c’est tout de même un supermatch !
Reste calme, Tracey. Ça ne veut rien dire. Il n’a pas envie d’annuler le dîner, il ne veut pas rompre avec toi, il va te proposer d’aller au match en compagnie d’un autre couple, la copine de Ben est sans doute très sympa, vous allez vous amuser et il cuisinera une autre fois.
— C'est chouette, Jack, dis-je de ma voix la plus enthousiaste possible. Le match est à quelle heure ?
— Pas très tard, mais je dois partir d’ici assez tôt car Ben veut passer au Mall d’abord, il a une course à faire.
« Je » dois partir ? Je suis tellement surprise par ce « Je » que je reste sans voix. Je ne l’accompagne donc pas. Il sort sans moi, avec Ben et… Et qui ?
— Tracey ? Tu es toujours là ?
— Oui. Qui sont les autres ?
— Oh, des copains. Je t’aura
is bien proposé de venir mais ce n’est pas moi qui organise la soirée et Ben a déjà invité les autres.
— Ah.
Respire calmement, Tracey.
— Et tu y vas avec qui ?
— Euh… Eh bien… tu sais…
Non, justement, Jack, je ne sais pas…
— Ben, bien sûr…
— Oui, lui, je sais.
— Tommy, aussi, je t’ai déjà parlé de lui ?
— C'est lui qui travaille chez Godman Sachs ?
— Oui, exactement, tu as vraiment une supermémoire !
— Et qui d’autre ?
Je veux connaître le nom de ceux que je vais maudire jusqu’à la fin de mes jours.
— Pat, c’est tout.
— Pat ? Celui qui vit toujours chez ses parents ?
— Euh, non, celui dont tu parles ne vit pas vraiment chez ses parents. Il vit dans l’appartement que ses parents avaient installé pour sa grand-mère mais comme celle-ci est partie en maison de retraite et…
Je me fais des idées ou il bafouille ?
— De quel Pat s’agit-il ?
— Pat, ou plutôt Patty. Elle bosse chez Blaire Barnett, mais je l’appelle Pat…
Pat, Patty. Elle. C'est donc une fille. Et il a fallu que je lui tire les vers du nez pour qu’il l’avoue, le salaud !
— Je croyais qu’il n’y avait que des mecs.
— Oh, c’est tout comme ! Pat, enfin Patty, est superfan des Giants. En fait, elle est plus accroc que nous-mêmes et en plus, elle est la seule à avoir une voiture. On ne peut pas se passer d’elle.
Ben voyons ! Je me retiens d’éclater en sanglots. Mes amis avaient tous raison, c’est un salaud. Non, ils n’ont pas dit qu’il était salaud, c’est moi qui le dis.
— Tracey ? Ça va ?
— Non.
— Ça t’ennuie pour ce soir ?
— Oui, cela fait une semaine que nous ne nous sommes pas vus, tu me manques énormément…
— Je sais, moi aussi tu me manques.
— Tu parles ! Pourquoi fais-tu ça alors ?
— Je suis désolé. C'est seulement parce que Ben a des billets pour le match… J’étais supercontent, je n’ai pas pensé que ça pouvait te faire de la peine. Tu avais l’air si enthousiaste tout à l’heure quand je t’ai proposé de voir le match à la télé, j’ai pensé…